Fractures françaises 2024 : Rien n’est plus faux que de parler de processus de décivilisation — Brice Teinturier pour Le Monde

Dans une tribune pour Le Monde, Brice Teinturier s'intéresse à la notion de "décivilisation". L'enquête "Fractures françaises 2024" menée par Ipsos pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation Jean Jaurès et l'Institut Montaigne révèle une sensibilité accrue des Français à la violence, signe d'une civilisation des mœurs grandissante. Les véritables fractures françaises résident, selon l'auteur, dans un profond sentiment de vulnérabilité et un besoin massif de protection.

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  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)
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Analyse de Brice Teinturier publiée dans Le Monde le 2 décembre 2024

Dans « La Civilisation des meurs » et « La Dynamique de l’Occident », deux ouvrages qui sont en réalité les deux parties d’une seule et même recherche sur le processus de civilisation des sociétés européennes entre le Moyen-Age et l’époque moderne, le sociologue Norbert Elias analyse ce qu’il considère être un phénomène central, l’évolution des bonnes manières, l’intériorisation progressive des contraintes sociales et le contrôle accru de nos émotions. Cette dynamique pacificatrice s’accompagne d’un processus de régulation de la violence par l’Etat, seule détenteur de ce qu’un autre sociologue, Max Weber, appellera la violence légitime. Le processus de civilisation décrit par Elias se manifeste ainsi de très nombreuses façons : hausse de la pudeur et de la dissimulation des fonctions corporelles naturelles, contrôle accru de la sexualité, hausse de la sensibilité, attachement plus fort à la raison et au contrôle de soi plutôt qu’aux pulsions, désir accru d’égalité entre les individus... Pour le dire plus simplement, chez Rabelais, on rote, on crache, on pète, on viole, on trucide gaillardement alors qu’aujourd’hui, on réfrène et dévalorise de tels comportements, de telles outrances et notamment la violence.

Cette thèse est depuis plusieurs années remise en cause par des responsables politiques ou des analystes qui voient dans des manifestations incontestables d’extrême violence, notamment chez de très jeunes adolescents, le signe d’un « ensauvagement de la société » ou la marque d’un « processus de décivilisation », expression reprise par le Président de la République en Mai dernier. Ces auteurs vont lui rattacher d’autres symptômes sensés alimenter l’idée d’une régression vers la barbarie : baisse de l’attention, affadissement du vocabulaire, hausse des incivilités, règne de « l’enfant Roi » et du « client Roi ». Or, disons-le clairement, nous nageons ici en pleine confusion et dans la mise en relation de phénomènes qui ont peu à voir entre eux.

Les Français sont horrifiés, voire tétanisés par les évènements d’extrême violence dont ils sont témoins, en direct ou par media interposés. Ce n’est pas le signe d’une décivilisation mais son très exact et total opposé.

Tout d’abord et pour aller à la question centrale de la violence, 92% des Français ont le sentiment de vivre dans une société violente et même, pour 32% d’entre eux, « très violente ». Plus encore, 89% considèrent qu’elle augmente dans la société française, dont 61% qu’elle augmente « beaucoup ». En d’autres termes, les Français sont horrifiés, voire tétanisés par les évènements d’extrême violence dont ils sont témoins, en direct ou par media interposés. Ce n’est pas le signe d’une décivilisation mais son très exact et total opposé : c’est parce que le rejet de la violence a augmenté, témoignant bien d’un processus de civilisation au sens décrit par Norbert Elias, d’intériorisation d’un certain nombre de normes dont celle de la pacification, que la violence nous paraît insupportable, a fortiori l’extrême violence de très jeunes adolescents ou de narcotrafiquants. A l’opposé d’un abandon pulsionnel, l’immense majorité de nos concitoyens (78%) trouve d’ailleurs qu’il n’est « pas normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts » - et 46% que ce n’est « pas normal du tout »-, contre 22% qui sont d’un avis contraire, dont 4% seulement qui estiment que c’est « tout à fait normal ». Enfin, lorsque la violence est justifiée, par exemple par les Gilets Jaunes lors de certaines manifestations, c’est en arguant qu’il y aurait une violence insupportable et excessive de la part de la Police, ce qui montre l’intériorisation d’une norme de refus de la violence dont on estime que justement, elle est enfreinte par l’autre. La violence fait donc peur, tout simplement, et c’est pourquoi la délinquance est haute dans les sujets de préoccupations quand le réel vient l’alimenter.

La puissance de la vague « metoo », le refus accru et de plus en plus massif d’une société jugée massivement patriarcale et la répulsion suscitée par une affaire comme celle des viols de Mazan vont totalement à l‘encontre de la thèse de la décivilisation.

Bien d’autres indicateurs vont à l’encontre de la thèse de la décivilisation : 85% des Français estiment que le racisme est présent dans notre société et 84% s’agissant de l’antisémitisme. Est-ce pour le célébrer ? Evidement non. La baisse dans l’opinion de la France Insoumise est en grande partie due à la perception grandissante qu’elle attise la violence (67%, + 10 points par rapport à 2021). De même, sur une notion clé dans l’évolution des sociétés, 35% des Français estiment qu’en matière d’égalité homme-femme, on n’est pas allé assez loin, 47% ni trop loin, ni pas assez loin et 18% seulement qu’on est allé trop loin. A l’exception d’un incontestable petit segment de jeunes hommes virilistes, la dynamique du désir d’égalité et de respect mutuel, voire le rejet de tout geste auparavant jugé anodin et aujourd’hui perçu comme déplacé, se poursuit.  Même sans ces chiffres, la puissance de la vague « metoo », le refus accru et de plus en plus massif d’une société jugée massivement patriarcale et la répulsion suscitée par une affaire comme celle des viols de Mazan vont totalement à l‘encontre de la thèse de la décivilisation.

Ce concept est donc faux mais il a la particularité d’être de surcroit dangereux. Car après l’avoir abusivement présenté comme une caractéristique de la dynamique actuelle de la société française, on fait inéluctablement des responsables politiques qui se l’approprient des décideurs condamnés à l’impuissance : comment pourraient-ils « reciviliser » la société française alors qu’un tel phénomène a pris des siècles et n’est pas la seule résultante, loin de là, du politique ?

Qu’il y ait des angoisses de disparition très profondes qui traversent une grande partie de la société française est en revanche bien ce que montrent les enquêtes fractures françaises : déclin français perçu à son plus haut niveau (87%, record historique), sentiment de vivre dans un monde dangereux (93%), peur d’être dissous dans la mondialisation (64%, record historique), inquiétude sur le réchauffement climatique (78%), peur d’une guerre mondiale pouvant survenir dans les prochains mois (65%), anxiété à l’égard d’une démographie défaillante ou d’une supposée submersion migratoire, tous ces points ont en commun de  mettre en scène un imaginaire de notre mort ou d’une dissolution de la société dans un ensemble qui nous dépasse.

Ce qui caractérise la société française n’est donc pas « la décivilisation » mais un immense sentiment de vulnérabilité et son corollaire, une demande massive de protection. Là est le défi.

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A propos de la vague 2024 de Fractures françaises

Enquête Ipsos pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation Jean Jaurès et l'Institut Montaigne, menée du 14 au 21 novembre 2024 auprès de 3 000 personnes, constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.

 

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  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)

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